Rapport Frouin : quel avenir pour les travailleurs des plateformes numériques ?

Comme souvent en France, il a fallu déplorer des accidents mortels de livreurs à vélo et attendre des décisions de justice (comme l’arrêt dit « Uber » du 4 mars 2020) pour que le gouvernement admette que la situation présente ne peut pas perdurer. C’est donc dans un contexte tendu par la crise sanitaire qui a mis sur le devant de la scène les livreurs que le « rapport Frouin » (156 pages) est paru début décembre 2020 : morceaux choisis et analyse.

Un statut plus protecteur pour les travailleurs ?

Les plateformes numériques de travail, en s’appuyant sur des algorithmes, des données et des micro-entrepreneurs économiquement dépendants, ont introduit une nouvelle forme d’organisation du travail. L’objectif du rapport est de « formuler des propositions en matière de statut, de dialogue social et de droits sociaux, de manière à sécuriser les relations juridiques et protéger les travailleurs sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant. » On m’a toujours dit qu’il était impossible d’avoir le beurre, l’argent du beurre et la crémière… mais voyons quelles propositions sont faites.

Du fait d’expériences peu concluantes menées en Espagne, Italie ou Royaume-Uni, un tiers-statut à mi-chemin entre le salariat et l’entrepreneur ne semble pas pertinent car d’une part, il n’éteindrait pas le contentieux en requalification et d’autre part, il créerait un nivellement par le bas en terme de protection sociale. L’auteur propose donc de généraliser le recours à un tiers pour salarier les travailleurs, par exemple les entreprises de portage salarial et les coopératives d’activité et emploi (CAE). Ce système serait imposé aux chauffeurs VTC exerçant depuis plus de 12 mois, aux livreurs à vélo exerçant depuis plus de 6 mois et à tous les autres exerçant au moins à mi-temps.

En dehors de ces cas, la situation resterait telle qu’on la connaît… donc je ne vois pas comment on peut éteindre le contentieux. En outre, ces travailleurs seraient toujours exclus du système de protection sociale. M Frouin indique que rien n’empêche ces « travailleurs de passage » de s’affilier à un tiers. C’est faux, du moins pour les CAE – fonctionnement que j’ai expérimenté – car celles-ci accueillent d’abord via un CAPE, puis salarient si le travailleur dégage un chiffre d’affaires suffisant pour couvrir un mi-temps au SMIC, sachant qu’un salarié en CAE verse les cotisations salariales ET patronales. Ce n’est que dans un second temps qu’il devient « entrepreneur-salarié associé ». Mais bon, comme l’indique le rapport « garantir les droits sociaux en priorité des travailleurs les plus anciens dans l’activité, est un compromis logique. »

Selon l’auteur, ce principe laisse au travailleur la liberté de choisir le tiers auquel s’affilier. Quant à la commission à verser à la CAE ou société de portage, celle-ci pourrait être partiellement prise en charge par la plateforme, tandis qu’un avantage fiscal effacerait la partie restant à charge du travailleur.

M Frouin affirme que ce système garantit l’entière autonomie du travailleur… vis-à-vis de la CAE ou société de portage, certes, mais quid de la plateforme ? Cette dernière fixerait toujours le prix et le planning des courses, possèderait la base de données clients, le site web vitrine…donc je ne suis pas sûre que ça éteigne les contentieux car on risque peut-être de basculer vers des litiges en droits de contrats si les plateformes imposent des modèles, clauses, etc voir un abus de dépendance économique. Je suis curieuse d’avoir l’avis de juristes en la matière !

Néanmoins, pour l’auteur, cette proposition est « la solution à la question du statut » et permet également de sécuriser les relations contractuelles.

Des relations collectives et la représentativité :

D’ailleurs, je pense que ce risque juridique a été perçu par l’auteur car il évoque la mise en place d’un système de régulation collective pour favoriser « un dialogue organisant de manière négociée des règles communes, de manière à rééquilibrer les relations contractuelles et à réduire l’asymétrie de pouvoirs entre plateformes et travailleurs.» Même si la Commission européenne doit lever certains obstacles juridiques, l’auteur imagine des accords collectifs de branche (secteur d’activité) ou d’entreprise (plateforme) avec élection préalable de représentants de salariés. Ceux-ci seraient élus par vote électronique via un scrutin à un tour et bénéficierait d’un statut protecteur. Les plateformes ont quant à elles, commencé à se structurer à la manière des organisations patronales avec la création en octobre 2019 de l’Association des plateformes indépendantes (API).

La réglementation et le contrôle des plateformes :

La partie 4 est pavée de bonnes intentions sauf qu’on ne peut pas appliquer à l’entrepreunariat, les conditions d’exécution du salariat ! M Frouin propose d’élargir les informations sur la prestation que la plateforme doit fournir obligatoirement au travailleur, limiter le temps de conduite à 60h/semaine, fixer un prix minimum par prestation (7€) et un tarif horaire plancher (entre 15 et 18€), créer un droit au repos (7 à 10 jours de congés pour un travail à temps plein), durcir les conditions de rupture de la relation plateforme-travailleur, indemniser ce dernier et de lui permettre de bénéficier de l’allocation chômage.

Sauf que je ne vois pas comment cela va être possible car dès lors que le travailleur est salarié de la CAE (ou intégré à la CAE via une période préalable en CAPE), c’est un contrat de prestation de service qui lie le travailleur à la plateforme (comme celui qui lie un graphiste à son client). Le tarif, les conditions de reconduction, rupture, modification d’un paramètre, préavis, indemnités, etc sont définies par l’indépendant et intégrées dans le contrat ! En outre, je vois mal comment ils vont pouvoir bénéficier du chômage pour la simple raison qu’ils perdent un client et que leur chiffre d’affaires baisse !

Le rapport propose également de créer un organisme de régulation des plateformes qui aurait pour missions de : présider à la mise en place du dialogue social, jouer le rôle de médiateur en cas de litige avec le travailleur, déterminer les tarifs minimum ( ! ), rendre un avis sur l’octroi, suspension ou suppression des licences des plateformes, autoriser la rupture des relations contractuelles à l’initiative de la plateforme ( ! ), organiser la négociation sur la partage des frais de commission liés au recours à un tiers, réunir et centraliser les données statistiques sur les plateformes.

Un socle de « droits communs » pour tous les travailleurs :

Dans ce dernier chapitre, l’auteur indique qu’« il n’y a pas de fatalité dans ces nouvelles formes de déshumanisation du travail […] Il faut cesser de concevoir le travail humain à l’image de l’activité d’un ordinateur.»  

Pour envisager un socle de « droits communs » attachés à tous les travailleurs, il propose de s’appuyer sur la définition du travail d’Alain Supiot : celui-ci serait caractérisé par un rapport d’obligation « de nature contractuelle (salarié, travailleur indépendant) ou statutaire (fonctionnaire, moine) ; souscrite à titre onéreux (salarié, travailleur indépendant) ou à titre gratuit (bénévolat, stage) [qui] s’inscrit toujours dans un lien de droit.» « Le travailleur serait ainsi la personne obligée en vue d’une oeuvre commune, pour laquelle il doit réagir à des objectifs notamment chiffrés » quels que soient les statuts juridiques.

Ainsi, face aux risques accrus d’épuisement générés par les nouvelles formes de travail, aux accidents de parcours et aspirations des nouvelles générations en quête de sens, M Frouin propose d’attacher les droits à la personne et de généraliser des dispositifs comme le CPF, le C2P, les droits rechargeables à l’assurance chômage, le droit au repos et aux congés payés, au répit des aidants familiaux ou des agriculteurs en cas d’épuisement, le droit effectif à la reconversion professionnelle via le CPF de transition, le droit à exercer une autre activité professionnelle, sur le modèle des droits accordés aux demandeurs d’emplois créateurs ou repreneurs d’entreprises (dispositif ARCE).

Pour finir…

Ce rapport est pavé de bonnes intentions mais la lettre de mission laissait peu de marges de manœuvre. Dans un contexte de chômage de masse, il vise à ménager la chèvre et le chou (le gouvernement qui ne veut pas faire fuir les plateformes qui créent de l’activité économique et les travailleurs qui cherchent une source de revenu). Mais le droit du travail et la protection sociale peuvent-ils se contenter d’un tel compromis ? M Frouin indique qu’une relation basée sur « des opérations de calcul d’utilité ou d’intérêt ne peut conduire qu’à la violence » et qu’il faut protéger « la partie faible au contrat » : mais les propositions répondent-elles vraiment à cet objectif ? En outre, je doute que la précarité de ces travailleurs diminue car je doute que des plateformes « locales » puissent concurrencer les géants numériques… Si la création d’un socle de droits communs à tous les travailleurs me semble être une bonne idée – pouvant à terme, abolir les différences de traitement entre le régime général, agricole et les statuts d’indépendants sur ces aspects – je pense que les autres propositions ne sont pas abouties et elles méritent d’être affinées, voire retravaillées en profondeur.

Je vous invite à lire le communiqué de la fédération des coopératives suite à la parution du rapport Frouin. Quant à ce dernier, il est téléchargeable en intégralité ici. Vous pouvez aussi visionner le reportage « Les délivrés » sur france.tv jusqu’au 8 janvier.

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4 commentaires sur “Rapport Frouin : quel avenir pour les travailleurs des plateformes numériques ?

  1. Je vous invite à lire cet article : https://www.sante-et-travail.fr/contenu-et-sens-du-travail-exigences-justice-sociale Pour Alain Supiot, un des plus éminents juristes en droit social et professeur émérite au Collège de France : Après avoir évoqué la situation des « contrats d’intégration » dans l’agriculture dans les années ’60, il affirme à propos de l’ubérisation : « Cette « troisième voie », entre le salariat et l’indépendance, c’est une impasse sociale ».

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    • Je doute fort que ce rapport et ses préconisations annoncent le déclin des plateformes car ces dernières sont justement conçues pour nuire le moins possible à l’activité économique des plateformes (même si c’est du travail précaire). Il y a quelques SCOP locales qui se sont créées pour concurrencer Uber et ce dernier existe toujours… L’avenir nous dira.

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  2. Salut Cindy,

    Merci d’apporter des éléments d’analyse sur ce gros pavé (dans la mare ? ou goutte dans l’océan ?).

    Le statut « d’indépendant·e » me dérange car les personnes qui travaillent « pour » (et pas seulement via) une plateforme numérique n’ont d’indépendance que dans le nom. Comme tu le soulignes, de bonnes intentions semblent transparaître de ce rapport : réglementation des plateformes (à voir ce que cela donnera en application…) et mise en place d’un dialogue social (inexistant pour le moment et qui se perd de plus en plus tout travail confondu, j’ai l’impression).

    Je me sens un peu plus optimiste que toi concernant la mise en place de plateformes locales car je crois qu’il y a de véritables attentes citoyennes en ce sens mais cela ne se fera pas en un jour dans tous les cas et pas sans un fort appui politique donc affaire à suivre et en attendant j’espère que l’existant s’améliorera car il y avait peut-être peu de marges de manoeuvre dans la lettre de mission du rapport mais il y a de la marge d’amélioration !

    Je me note le reportage « Les délivrés » à visionner, merci pour la recommandation 🙂

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