« La logique de l’honneur. » Philippe d’Iribarne

Ce livre date de 1989 et vous devez vous demander pourquoi je lis des ouvrages aussi anciens…Et bien, après coup, je constate que nombre de problématiques « actuelles » sont en fait « anciennes » !  Imaginez ma surprise lorsque je suis tombée sur le chapitre dédié à la « flexibilité » ou à la « mobilisation » où il est question de définir une « politique de motivation » à l’attention des ouvriers. A l’époque, les entreprises faisaient déjà face à un environnement turbulent, avec de nouvelles conditions de concurrence et devaient ajuster fréquemment leur production et donc se montrer flexibles, notamment en introduisant plus de souplesse dans les organisations. Il y a près de 20 ans déjà, il apparaissait urgent de « mobiliser » les ouvriers car on s’était rendu compte que « le savoir et l’enthousiasme des exécutants constituent le premier gisement de productivité des entreprises. » Puisque les problématiques de GRH et de management sont les mêmes aujourd’hui, qu’hier, il ne me semble pas incohérent de plonger dans l’histoire de la culture française pour tenter de comprendre les raisons de certaines mobilisations, résistance au changement ou échec des réorganisations.

Gestion des entreprises et traditions nationales.

La préface du livre critique la sociologie des organisations qui « ne s’intéresse guère aux cultures nationales ni à l’histoire », et tente de justifier l’approche culturelle de la gestion d’entreprise abordée par l’auteur via l’étude de trois usines (une en France, une aux Etats-Unis et la dernière aux Pays-Bas). A sa sortie, il a en effet « suscité nombre d’interrogations et quelques réactions négatives.»

Aujourd’hui nul ne remet en cause la spécificité du management français, japonais ou suédois, chacun étant marqué par une culture particulière, avec ses codes et usages liés à la société dans laquelle il s’est construit. Voilà pourquoi les grandes entreprises forment leurs cadres au management interculturel et leurs commerciaux à la culture du pays cible.

« C’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt. » Marguerite Yourcenar

Une société d’ordres, basée sur l’honneur.

Au Moyen-Age, dans un Etat monarchique, la société est divisée en trois « ordres » : le clergé, la noblesse et le tiers-état (le commun, le peuple). Les premiers sont dédiés au service de Dieu, les seconds préservent l’Etat par les armes et les derniers produisent les moyens de subsistance. Cette structuration s’appuie sur l’opposition entre le pur et l’impur. Le clergé se veut le plus pur, par la chasteté et le service de Dieu tandis que le peuple, caractérisé par sa condition servile, est impur. La noblesse est en position médiane car exempte de l’impureté de la condition servile mais loin de la pureté de Dieu car marqué par la souillure des armes et de l’acte sexuel.

La quête de pureté crée des sous-groupes au sein des ordres : on peut citer les chevaliers qui se consacraient aux croisades et réalisaient donc un service noble, sous la protection du Pape, et les bourgeois qui se distinguaient de la plèbe par leur richesse acquise par le négoce et non le labeur (travail manuel). Au XIX° siècle, on peut évoquer l’émergence du compagnonnage qui permet à ces ouvriers de se hisser au-dessus du prolétariat (ouvriers à la chaîne). A travers l’initiation, les épreuves, l’intronisation dans un Devoir, ils ennoblissent le travail manuel.

La fierté du rang et la crainte d’en déchoir.

Selon l’auteur, ce qui permet d’éviter de faire sombrer le gouvernement monarchique dans le despotisme et limite l’irresponsabilité des sujets, c’est l’honneur. Ce que chacun considère comme honorable est fixé par la tradition. C’est intimement lié à la fierté que l’on a de son rang et à la crainte d’en déchoir, en faisant quelque chose d’inférieur à son rang.

L’auteur nous explique, en relatant diverses situations de travail, que la fierté et le devoir inhérents au rang poussent les ouvriers à se dévouer à leurs tâches, à bien faire au-delà des comptes à rendre (ce serait déchoir que de faire du mauvais boulot).

Aux Etats-Unis, l’auteur constate que le principe d’égalité, profondément ancré dans la société, et l’ancienneté sur laquelle se fondent l’avancement et l’attribution des postes, peuvent favoriser la médiocrité. Ce ne sont que les relations personnelles, entre ouvriers et responsables, et les marques de reconnaissance de ces derniers, qui motivent les salariés à faire du bon boulot.

En France, ce sont les mêmes valeurs qui limitent les incursions des contremaîtres dans les ateliers (contrôler c’est offensant, c’est une sorte d’ingérence indue dans le travail des ouvriers) et restreignent les interventions aux problèmes graves (ce serait déchoir que de s’occuper de menus problèmes). Ils avouent avoir du mal à savoir ce qu’il se passe…

A l’inverse, aux Etats-Unis, l’auteur raconte que l’absence de contrôle du travail réalisé par l’ouvrier serait considérée par celui-ci comme un manque d’intérêt du supérieur, et donc mal perçue ! Dans cette société fondée par des marchands, pas d’ordres ni de rang, mais des citoyens égaux qui souhaitaient un cadre légal pour faire des affaires sur la base des valeurs marchandes d’honnêteté.

Certaines enquêtes récentes parlent du « management implicite » français. Selon d’Iribarne, les rapports hiérarchiques en entreprise devraient respecter le principe des rapports traditionnels entre suzerain et vassal  et donc tenir compte du fait que la société française refuse l’image dégradante des rapports entre maître et laquais et que c’est déchoir que d’être soumis à l’autorité de qui n’est pas plus noble que soi (ici rentrent en ligne de compte la compétence technique, l’expérience, le savoir et donc la formation du manager). D’où le mépris pour les petits chefs et les difficultés de certains pour se faire respecter…

Aux Etats-Unis, l’auteur constate que l’ouvrier vend son travail sur la base d’un contrat qui doit être fair, équitable, respectueux. Chaque usine établit également un contrat avec les syndicats (document à mi-chemin entre l’accord d’entreprise et la convention collective). Dans cette relation contractuelle, les règles et les devoirs de chacun sont clairement établis et le rôle de la justice n’est pas éludé (l’auteur constate que les procédures d’arbitrages peuvent être nombreuses en entreprises).

Dans son ouvrage « Où en sommes-nous ? » (2017), Emmanuel Todd, explique que le concept d’homme universel avec son égalitarisme qui fonde la société française, engendre un monde d’individus dont aucun n’accepte la subordination à l’ensemble. D’où la réticence des Français à respecter les règles, les lois… et les procédures d’entreprise !

C’est également la fierté qui peut créer des tensions entre la production et la maintenance, si on fait sentir au personnel qu’il est « au service de » l’autre car la dépendance fonctionnelle est facilement vécue comme servitude. Les témoignages indiquent que de bonnes relations personnelles inter-services permettent de considérer le dépannage comme un « service », un « coup de main » et non un acte servile.

Quand des ouvriers pontiers et caristes refusent d’apprendre le métier de l’autre afin de devenir pontier-cariste, c’est la force d’appartenance à un rang (l’identité métier) qui s’exprime, ainsi que la perte de repères : on sait plus où l’on est. Alors que dans une autre usine, les salariés ont bien accepté la création d’un nouveau métier, auquel étaient associés un état et une identité clairs.

Aux Pays-Bas, l’auteur s’étonne de la bonne volonté et souplesse des ouvriers ou contremaîtres qui acceptent les mutations internes de l’usine rendues nécessaires par une réduction de production. Le pragmatisme sert la culture du dialogue (expliquer, écouter, discuter) qui permet souvent d’aboutir à un consensus en vue d’une coopération efficace. Dans ce pays, le consensus est aux origines de la nation et se manifeste dans le fonctionnement des institutions politiques.    

Selon l’auteur, c’est également le rang, l’opposition entre le plus ou moins noble et le refus de déchoir dans la société française qui permettent de comprendre l’importance du niveau atteint en matière de formation, ainsi que le rôle si particulier joué par les grandes Ecoles et les concours qui permettent d’y accéder. Il en déduit le passage d’une hiérarchie du sang à une hiérarchie des talents, car les talents sont assimilés aux dons et donc à la naissance.

Un rang, des privilèges mais aussi des devoirs.

Chaque rang ouvre droit à des privilèges, mais contraint aussi à des devoirs. Renoncer aux premiers, se dérober aux seconds, c’est également attenter à son honneur. La coutume rend donc certaines choses quasi immuables…

Voilà pourquoi toute remise en cause de quelque ampleur que ce soit est très difficile à réaliser et que les ouvriers français – qualifiés de râleurs – défendent leur point de vue avec opiniâtreté en ayant recours à la grève plus souvent que leurs voisins néerlandais ou allemands. L’auteur évoque la difficulté éprouvée par un chef de service qui souhaitait revoir les attributions du personnel de son équipe suite à un départ en retraite, ou encore la résistance des ouvriers face aux pressions indues de la maîtrise.

La Révolution française a théoriquement mis fin à une société divisée en ordres mais… selon l’auteur, elle demeure divisée en groupes hiérarchisés ayant chacun ses privilèges et son sens de l’honneur. Les entreprises françaises, fortement hiérarchisées, où se pratique un management plutôt autocratique et rigide seraient un héritage de cette société structurée en ordres et révèlerait un idéal de centralisation monarchique.

Songez à l’arrogance de certains cadres, leur attachement aux symboles de pouvoir, ou encore à la distance hiérarchique, qui est relativement élevée en France comparativement aux Pays-Bas où on ne sent pas du tout la ligne hiérarchique […] ne serait-ce que dans les façons de s’habiller.

L’auteur n’oublie pas de parler des limites ou effets pervers de chaque système car aucun n’est idéal. Cet ouvrage permet de créer des ponts entre passé et présent. Il rappelle ainsi que l’entreprise est une organisation sociale constituant un reflet de la société. Cependant, quelle que soit l’époque, un mot d’ordre s’impose en matière de management :

« Considérez vos hommes, écoutez-les, traitez-les avec justice ; ils travailleront avec cœur. » (citation issue de l’ouvrage)

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