Où est la liberté du travail ?

"La liberté guidant le peuple" Eugène Delacroix
« La liberté guidant le peuple » (1830) Eugène Delacroix

Dans un précédent article, j’évoque la transformation de la notion de « travail » et la nécessité de revoir le rôle de l’individu au sein de notre société et donc, la place du travail dans la constitution de l’identité personnelle. Alors que certains souhaitent une libéralisation du marché de l’emploi, alors que la loi Macron a tenté de limiter les indemnités pour préjudice subi en cas de licenciement abusif, alors que le patronat souhaite pouvoir rompre les contrats de travail sans justification, je vous propose de revenir sur la notion de « liberté du travail ».

« Le premier des droits de l’homme c’est la liberté individuelle, la liberté de la propriété, la liberté de la pensée, la liberté du travail. » Jean Jaurès

L’histoire d’hier et d’aujourd’hui…

Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, ministre de Louis XVI © Wikipédia
Anne Robert Jacques Turgot, baron de l’Aulne, ministre de Louis XVI © Wikipédia

Le préambule de l’édit de Turgot de février 1776 indique : « Chaque individu talentueux ou non doit pouvoir avoir la possibilité d’effectuer quelque travail qu’il souhaite, ou même d’en effectuer plusieurs. Ainsi, cette liberté de travailler pour tous implique la volonté d’abolir les privilèges, les statuts, et surtout les institutions arbitraires qui ne permettent pas aux nécessiteux de vivre de leur travail, et qui semblent condamner la liberté de travail pour tous ».

Ce texte était destiné, à la base, à lutter contre le corporatisme. Quand on sait qu’une partie de la loi Macron porte – 240 ans plus tard – sur la libéralisation de certaines professions réglementées, cela laisse songeur…

Le principe de liberté du travail se traduit de quatre manières :

  • l’interdiction des engagements à vie: l’art. 1780 du Code civil, toujours en vigueur, stipule qu’« on ne peut engager ses services qu’à temps, ou pour une entreprise déterminée. Le louage de service, fait sans détermination de durée, peut toujours cesser par la volonté d’une des parties contractantes. Néanmoins, la résiliation du contrat par la volonté d’un seul des contractants peut donner lieu à des dommages-intérêts. » A l’époque, les contrats sont généralement oraux et prévoient un délai de préavis de 8 jours.
  • l’interdiction du travail forcé: cela permet de rappeler que l’esclavage a été aboli en France métropolitaine en 1848… mais seulement en 1946 en outre-mer et dans les colonies. Le travail forcé sous forme de sanction pénale (bagne de Cayenne) a été interdit en 1960. Le droit de ne pas travailler est toutefois assez limité de nos jours par les contraintes imposées par Pole Emploi et la notion d’ « offre raisonnable d’emploi » …
  • le droit pour un salarié de démissionner de son emploi: mais le « livret ouvrier » en vigueur au XIX° siècle et la période de carence instaurée par Pole Emploi (121 jours soit 4 mois), compliquent la rupture de contrat par le salarié… d’où le succès des ruptures conventionnelles, dont les indemnités permettent de « patienter » (jusqu’à 6 mois) avant de percevoir l’allocation chômage.
  • l’encadrement des clauses de non concurrence par la jurisprudence contemporaine permet de retrouver du travail sous certaines conditions (changement de secteur d’activité, de secteur géographique…) selon le contenu de la clause et sa licéité (une clause non conforme est réputée non écrite).

La liberté est tout de même assez réduite pour le salarié… Et pourtant, l’art. 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 indique que « toute personne a droit au travail et au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ». En outre, l’art. 15-1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (révisée en 2000 lors du traité de Nice) affirme : « Toute personne a le droit de travailler et d’exercer une profession librement choisie ou acceptée. » 

Pour une liberté concrète.

L’employeur est contraint de payer des indemnités s’il souhaite rompre le contrat et le salarié ne peut pas démissionner sous peine d’être sans ressources pendant plusieurs mois, pointé du doigt par Pôle Emploi et mis au ban de la société. Avouez que comme concept de liberté il y a mieux !

Pourquoi ne pas limiter les indemnités aux cas de comportements fautifs de l’employeur : faute inexcusable, licenciement abusif, accident du travail, inaptitude, harcèlement, discrimination, etc ? Pourquoi ne pas redonner au salarié, la maîtrise de sa vie professionnelle ? Au XXI° siècle, dans un pays « développé », travailler ne doit pas signifier perdre sa santé ou subir une situation qui ne permet pas d’avoir une vie personnelle et familiale équilibrée.

Chaque année en France, plus d’un million de salariés sont en inaptitude partielle et plusieurs dizaines de milliers d’entre eux sont déclarés inaptes à tout poste de travail et licenciés. (Source : ASMIS) Les salariés inaptes reçoivent une indemnité (un versement unique ou une rente) en fonction de leur taux d’incapacité.
Selon les chiffres de la Sécurité sociale, les TMS sont la première cause de maladie professionnelle en France (+30% des arrêts de travail entre 2007 et 2011).
Selon une enquête de l’institut Great Place to Work, 17% des salariés se disent potentiellement en burn-out.
Quel est le coût social et financier de tout ceci ? Est-ce la société que nous voulons pour demain ?

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Donner plus de liberté au patronat (licenciement sans justification, souplesse des contrats de travail, etc) tout en contraignant dans les faits, la liberté du salarié, ne me semble pas équitable. Comment résoudre une équation où l’employeur serait libre de licencier mais le salarié contraint de travailler ? surtout quand on connaît les critères de recrutement…

« La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n’est pas la liberté. » Max Stirner

Liberté du travail et liberté du temps travaillé.

Le travail choisi doit s’accompagner de la liberté du temps de travail : c’est-à-dire avoir la possibilité de moduler le temps de travail sur la semaine, le mois ou l’année, de prendre un congé pour prendre soin d’un parent ou enfant malade, un congé parental pour s’occuper de ses enfants en bas âge (ex : chez Netflix), un congé formation, une année sabbatique… tout en conservant un revenu décent qui serait généré par la répartition des gains de productivité (le « revenu universel »). La mise en place d’un revenu/allocation unique permettrait en outre de réduire le nombre d’organismes versant les aides et de simplifier les démarches administratives.

La société serait qualifiée de « moderne » non pas car elle serait « riche » économiquement parlant (avec beaucoup d’inégalités comme on le sait), mais parce qu’elle permettrait de se libérer du travail, tâche contraignante, non épanouissante et génératrice de souffrances pour une grande partie des personnes. On se rapprocherait alors de l’époque Antique où, les citoyens libérés pourraient s’adonner à leurs loisirs, éduquer leurs enfants, s’occuper de leurs anciens, passer du temps avec leur famille, leurs amis, aider les autres via le volontariat, le bénévolat, participer à la vie de la cité, à son développement, etc.

Mise à jour février 2018 suite à la réforme de l’assurance chômage : l’indemnisation des salariés démissionnaires est soumise à une durée minimale d’affiliation de 7 ans sans interruption et le projet professionnel doit être validé par un CEP. (pour en savoir plus, lire l’article de la Revue Fiduciaire) Alors que le CPF invite le salarié à être acteur de son employabilité, l’ANI encadre les reconversions et projets individuels… 

A mon avis, la question de l’emploi trouvera sa réponse dans un débat transparent et honnête portant sur le revenu universel, le rôle du citoyen et le type de société que nous voulons pour l’avenir.

Bibliographie / pour aller plus loin :

5 commentaires sur “Où est la liberté du travail ?

  1. Article passionnant ! Une qualité d’informations tout en conservant une fluidité de compréhension. Aujourd’hui la liberté de travailler n’existe clairement pas. En tout cas pas pour tout le monde. Et tant que certain·es seront, comme tu l’as souligné, contraint·es de travailler pour (sur)vivre, il me semble difficile voire illusoire de pouvoir parler de liberté de travailler. A un moment, tu demandes « pourquoi ne pas limiter les indemnités aux cas de comportements fautifs de l’employeur : faute inexcusable, licenciement abusif, accident du travail, inaptitude, harcèlement, discrimination, etc ». Ce plafonnement des indemnités prud’homales, devenue une réalité sous le gouvernement actuel, me semble néanmoins dangereux. Effectivement, si le prix à payer est, par avance, connu, qui nous dit que l’entreprise ne choisira pas d’en payer le prix ? Un peu comme dans le cas des entreprises polluantes qui préfèrent payer une amende (qui au final lui coûte moins chère) que de revoir ses pratiques.

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